Ce franchissement n'est pas seulement difficile. Il est sans cesse échec et oubli, rappel et effort, remise en question, tant la nature de l'homme dans le siècle s'y oppose. En réalité, il n'est presque jamais entièrement accompli, mais il peut devenir direction fixe de l'être avec le soutien au cours de toute une vie, de cette particulière psychologie de groupe.
La conscience autre, cachée à la plupart d'entre nous, toujours en partie voilée pour celui que l'inquiétude fondamentale et l'initiation ont mis sur sa voie, indicible pour l'élu qui s'en approche, ne s'exprime pas avec les clartés et les certitudes linéaires du langage habituel, non plus qu'elle ne se laisse appréhender par les exercices de la psychologie profane. C'est en ce sens qu'il y a secret.
Les sociétés initiatiques sont d'ailleurs plutôt discrètes que secrètes.
Elles ne dissimulent pas leur existence. Elles ne la proclament pas non plus, procédant à un recrutement limité, par choix ou cooptation. Elles ne «travaillent» pas en cachette, mais à l'écart. Les écrits, venus de l'intérieur, ne manquent pas. Des rites, des cérémonies, des symboles sont rendus publics. Cependant, un mystère recouvre leur dynamique interne. Pourquoi ?
Il s'agit, au sein de la société initiatique, de vivre une fraternité dans un constant élargissement du sens. Sens de l'initiation, des méthodes, du langage, et de cette fraternité même. En dépit de toute publication, le secret subsiste dans la mesure où la réalité du vécu, qui est l'essentiel, échappe. C'est ici que s'applique le mot de Goethe : «Vouloir comprendre au grand jour, c'est une vraie niaiserie.»
On peut distinguer deux sortes de sociétés secrètes.
1° Celles qui le sont dans la mesure où leur mobile et leur activité sont malaisément exprimables, incompréhensibles pour la mentalité profane. Initiation à une sagesse intemporelle, étude de la Loi, approfondissement d'un sentiment de communion, engagements de la vie morale et spirituelle au sein d'une fraternité, participation à la sauvegarde de vérités très anciennes et éternelles, «travail» pour que «le monde subsiste» en ses principes : toutes les définitions seront insuffisantes pour l'homme du dedans, lettre morte ou déformée pour l'homme du dehors.
2° Celles qui le sont dans la mesure où, pour atteindre des objectifs que l'entendement ordinaire saisit facilement : le jouir, l'argent, le pouvoir, elles ont choisi l'activité clandestine. Contre les mœurs, la police, la conscience collective, l'ennemi politique, l'Etat, etc. Il n'y a pas secret, mais dissimulation. La parole du Zohar devient profanée : «Le monde n'est changé que par la clandestinité.» Ces sociétés, politiques ou non, sont hors de notre propos.
Cependant, la distinction n'est pas évidente, dans certains cas. Des organismes initiatiques ont abrité l'ambition politique. Des sociétés secrètes politiques se sont nourries de doctrines ésotériques et cimentées par la cohésion particulière aux groupes initiatiques. Maçonnerie et République. Thulé et Nazisme. Synarchie.
Mais on observe que la société initiatique véritable traverse le temps et, comme l'oiseau pêcheur du Védantisme, «plonge et remonte sans avoir collé ses plumes», tandis que la société secrète politique, même liée à quelque doctrine d'éternité, même empruntant à la rituélie et à la hiérarchie de l'initiation, subit le sort des choses temporelles.
Enfin, parmi les sociétés initiatiques, il convient de procéder à un classement :
- Sociétés discrètes : le public a connaissance de leur existence, une idée de leurs doctrines et méthodes : compagnonnage, maçonnerie...
- Sociétés secrètes de cadres, ou sociétés intermédiaires, qui se recrutent au sein des précédentes ;
- Sociétés supérieures occultes, inconnues de la première catégorie, sujets tabous pour la seconde. Nombre d'affiliés extrêmement limité (mythe des Neuf Inconnus, de Talbot Mundy, Mythe des «Lucifériens» d'Abellio) investis — ou le croyant — d'une «mission universelle» ;
- Sociétés secrètes implicites : adeptes de tel ou tel maître embarqués ensemble dans une aventure métaphysique et mystique (cf. groupes Gurdjieff).