— Prophète, Prophétie — On appelle prophète tout voyant énonçant des prédictions ne concernant pas une personne, mais des événements d'ordre général. L'expérience montre que les voyants éprouvés sur le plan des prédictions personnelles ne sont pas nécessairement doués pour la prédiction prophétique. Cela tient à des raisons profondes, liées à l'ascèse suivie d'autre part, et au détachement affectif qui doit être le fruit de cette ascèse.
Avec les dons de voyance les plus effectifs et les mieux entraînés, un homme ne peut rien prédire avec certitude s'il n'a pas liquidé les problêmes de son ego ; à plus forte raison peut-il errer s'il s'agit de prédire des événements auxquels il se trouve mêlé ou concernant un pays qui est le sien..
Entre les devins et les prophètes, les religions établissent généralement une distinction tout arbitraire. Les seconds, disent-elles à peu près uniformément, se distinguent des premiers en ce qu'ils parlent ou écrivent sous la dictée de Dieu. L'Église Romaine, par exemple, ouvre une instruction qui peut fort bien se clore après un ou plusieurs siècles de discussions aux fine d'authentifier les prophéties « inspirées ». Dans bien des cas, cela revient à pratiquer l'authentification par la preuve expérimentale, comme le fait tout un chacun en attendant que les choses se réalisent.
V. Piobb consacre un assez long développement à cette vérité : on peut dire après coup qu'un texte est prophétique, non avant ; notamment lorsqu’ une prophétie s'est réalisée jusqu'à un certain point, rien ne permet, à partir du texte correspondant aux événements futurs, de dire quels ils seront. Cela est vrai et déconcerte, mais ne saurait ôter de valeur au texte. L'auteur en fait une démonstration à propos de la prophétie des Papes selon saint Malachie.
Personnellement, nous préférerions que les prophéties soient rédigées dans un style plus clair et envisagent des événements bien définis. De place en place, les Centuries de Nostradamus ont un degré de précision remarquable mais elles contiennent des quatrains difficiles à interpréter même après coup. La prophétie de sainte Odile, qui recommence invariablement à circuler à chaque guerre, prévoit des choses assez indéfinies pour que chacun y trouve le reflet de ses points de vue personnels. Quand l'Ancien Testament invoque la parole d'un prophète antérieur, nous n'avons jamais trouvé pour notre compte qu'il y ait un rapport défini entre ce qui se passe et ce qui est invoqué.
Par contre, on trouve des éléments prophétiques aux endroits où ors les cherche le moins : c'est, par exemple, tel dessin de Max Ernst intitulé « Jardin gobe-avions », dans lequel aucune forme ne rappelle l'avion si ce n'est un objet pointu et hérissé assez incompréhensible il y a vingt ans. II se trouve que cette forme hérissée est devenue celle des avions à vitesse supra-sonique. On peut aussi citer tels passages poétiques prédisant littéralement des images futures.
Enfin, il arrive que la prophétie ne se trouve pas décelable à l'endroit même où l'on sait qu'elle se trouve : comme dans l'Apocalypse de Jean. Des centaines de volumes ont été consacrés à l'Apocalypse — quelques-uns assez récents. Chacun porte dans son interprétation ses soucis personnels ou les soucis personnels de son époque. Il ne faut pas méconnaître d'ailleurs qu'à l'occasion, jaillissent des rapports extrêmement troublants.
Nous croyons que la question doit être revue et corrigée. Nous avons vu, à propos de la voyance, qu'on peut appeler inconscient universel la matrice commune du monde manifesté. Cette matrice commune est grande comme l'univers passé, présent et futur. C'est-à-dire qu'elle dépasse largement l'univers à trois dimensions tel que nous l'imaginons. Dans cet océan, l'homme, tant qu'il est vivant, ne peut apercevoir qu'une portion plus ou moins étendue, suivant le degré de perfection de sa « sortie du moi », selon la capacité qualitative de sa pensée, etc.
Les choses proches de lui, les choses parentes de celles qui ont forgé sa personne, sont tôt reconnues par lui ; aussi la voyance est-elle relativement fréquente et fréquemment valable à l'échelle des choses et des gens ayant le même monde mental que le voyant. Au contraire, lorsque le voyant découvre une sphère plus vaste, il fait moisson d'une réalité qu'il ne sait plus, après coup, traduire en idées ni en mots — parce que les réalités lointaines sont structurées comme les autres, mais teintées d'un jeu de concepts trop étrangers ou non encore forgés.
Alors le prophète, s'il saisit quelque chose, ne saisit que l'ensemble structural massif de cet univers impensable, et le traduit analogiquement.
Il en résulte que la plupart des prophéties ont un fond analogique authentique, et qu'on ressent, sans se l'expliquer, l'authenticité de ce fond. Il arrive aussi que, sur quelques points, l'analogie soit situable — et deux ou trois rapports se découvrent alors, qui sont saisissants. Il arrive enfin que le voyant, déjà rompu à la translation analogique, pense ses intuitions selon un système qui en permette, de-ci de-là, une traduction en clair — ce qui paraît être le cas de Nostradamus.
Par ailleurs, il arrive que le voyant saisisse dans sa vision un véritable panorama de l'univers et de ses lignes de force ; dès lors, point n'est besoin de le faire correspondre à des événements particuliers : c'est le cas de l'Apocalypse. A notre sens, il faut y chercher une clef symbolique universelle ; ce n'est que par accident et par surcroît que cette clef symbolique s'applique à ce qui nous préoccupe.
Laissons de côté les milliers et les milliers de petits prophètes dont le peuple juif n'a pas eu le monopole. Laissons aussi de côté la question de savoir l'origine exacte des grandes prophéties. Ce qui vaut d'être considéré, c'est que, d'une prophétie à l'autre, on relève des similitudes et des parentés qui ne peuvent pas être l'effet du hasard — pas plus que l'effet d'un démarquage.
Ce n'est pas autrement mystérieux : lorsqu'on compulse les comptes rendus de rêves éveillés, on est frappé du fait que les malades retombent souvent dans les mêmes images et situations, que ces images et situations sont par surcroît celles que les mythologies nous présentent sous des formes variées mais analogues. Qu'on rejoigne la matrice fondamentale par le ciel ou par le sous-sol, elle reste fidèle à elle-même, et c'est déjà d'une essentielle importance. Telle qu'elle nous apparaît, nous n'en apprécions guère le côté concret parce que sa forme secondairement imagée lui donne un aspect fantasmagorique ; mais elle est tout de même notre document de fonds sur le réel.
Cela étant bien compris, on voit qu'il peut être fait, des prophéties, un bon et mauvais usage. Le mauvais usage consiste à vouloir y trouver, de force, des indications sur ce qui présente un intérêt immédiat ou proche. Le bon usage consiste à étudier les textes prophétiques pour y retrouver l'empreinte de la matrice fondamentale. Cette étude peut être faite de deux façons : une bonne et deux mauvaises. La première et mauvaise façon consiste à analyser le texte comme on analyse n'importe quel document humain, par étymologie, la confrontation et la critique.
La deuxième et mauvaise façon consiste à pénétrer poétiquement le texte et retrouver une participation sommaire, de laquelle il ne reste pas grand-chose après coup. La troisième et meilleure façon consiste à mener concurremment la restauration par l'analyse et la pénétration en profondeur.
Ce travail mène progressivement à la participation et permet de retrouver plus ou moins l'état correspondant à la vision prophétique. Si une préparation intérieure précède et accompagne ce travail, le sens prophétique du texte apparaît alors et la clef devient applicable à telle ou telle question importante. Autrement dit, l'utilisation d'un texte prophétique n'a de sens que si l'on se trouve dans un état convenable.
Ce en quoi les textes prophétiques ne diffèrent pas des textes poétiques ou des textes sacrés.
Il faut être dans un état de réceptivité poétique pour saisir le message du poète ; il fallait que saint Augustin fût dans un état d'angoisse mystique aiguë pour que le texte de saint Jean lui apparût avec tout son sens, comme il le raconte lui-même.
Est-ce à dire que les prophéties soient vides de sens pour le commun des mortels ? Non pas. Tout comme l'iconographie et la légende, la prophétie est un mode libératoire de l'angoisse collective. Que celle-ci s'y projette selon la forme de ses problèmes du moment, c'est assez naturel, elle fait de même en habillant les saints avec des costumes à la mode jour. Outre son rôle libératoire, la prophétie joue aussi le rôle de matériau de retrempe.
Grâce à elle, l'humanité reprend contact avec les lignes générales de son destin — alors même qu'elle n'en saisit pas intellectuellement le sens et peut-être dans la mesure où ce sens lui échappe. Enfin, en bien des points, nous l'avons dit, les prophéties donnent dans leur forme explicite des moyens de vérification concrète ; grâce à quoi elles donnent au monde la notion d'un ordre profond par lequel il peut sinon comprendre son aventure, du moins comprendre qu'elle a un sens.