On ne peut mieux situer l' ascétisme qu'en rapportant l'anecdote suivante attribuée au Bouddha, et que cite d'ailleurs Alexandra David-Neel dans son livre très objectif sur le Thibet : le Bouddha, traversant un jour une forêt, rencontra un yogi squelettique, vivant seul dans une hutte.
Il s'approcha de l'anachorète et apprit qu'il pratiquait une ascèse austère depuis vingt-cinq années.
— « Quels résultats avez-vous tirés d'un aussi long et aussi dur effort ? » demanda le Bouddha
— « Je suis capable de marcher sur l'eau », répondit le yogi avec quelque fierté
— « Mon pauvre ami rétorqua le Bouddha ; que de temps perdu alors qu'il est si simple de prendre un bateau! »
On sait que le Bouddha lui-même avait consacré des années à la pratique de l'ascétisme et qu'il était sorti de cette épreuve sans la renier, mais pour reprendre une vie normale. Faut-il entendre par là que l'ascétisme doit correspondre à une phase préliminaire de l'élévation spirituelle ? La question est grave. On sait que le christianisme prône les mortifications et que huit sur dix des autres religions du monde ont leurs ascètes. A notre avis, il faut distinguer, dans la question de l'ascétisme, un certain nombre de facteurs indépendants.
En premier lieu, il est certain qu'un régime de haute nutrition et de large dépense sexuelle se prête mal au repos d'esprit qui est requis pour la culture intérieure ou psychique. Du moins en est-il ainsi pour celui qui vit comme nous vivons et conserve encore de multiples attaches inconscientes et affectives avec le monde. Dans le premier temps d'une initiation, il est certainement recommandable, au nom du bon sens, d'être sobre et calme.
En deuxième lieu, l'ascétisme relatif ou total, recommandable pendant tout le temps où l'adepte se vide de ses attaches affectives, n'a plus aucun intérêt le jour où la participation s'accomplit sans remous, où la technique de maîtrise est assez développée pour que rien ne vienne plus mélanger ce qui est ceci et ce qui est cela, où le discernement est assez assuré pour ne pas donner à la satisfaction des besoins une importance qu'elle n'a pas.
En troisième lieu, les prétextes invoqués par les pêcheurs d'absolu, et qui consistent à dire que l'idéal serait de ne rien céder au corps matériel, procèdent d'un point de vue dangereusement abstrait, systématique et loufoque. Pourquoi ne pas pousser la fantaisie jusqu'à cesser tout à fait de manger et de boire ? Et puisqu'il faut s'arrêter quelque part sur cette voie, pourquoi maintenir de force un taux d'existence aussi anormal
En quatrième lieu, il faut absolument distinguer ce qui ressortit à un désir de domination de soi-même ou à une nécessité transitoire d'entraînement, de ce qui procède de l'auto-punition. Il est hors de doute que le complexe de culpabilité fait le fond de beaucoup de comportements masochistes prenant bien gratuitement les apparences de la sainteté. Il est normal et nécessaire que tous les courants de civilisation passent chacun à leur tour par une phase auto-punitive, castrative ; mais il ne faut pas confondre une contingence évolutive avec un principe métaphysique, éternel, intangible et universel.
En cinquième lieu, il faut faire une distinction nette entre l'ascétisme sexuel et les autres formes d'ascétisme. On sait que le jeu des Interdits, composant ce que la psychanalyse appelle la morale archaïque, procède d'un ensemble de réflexes conditionnés datant des premiers âges de l'humanité et entretenus par le sur-moi. Les interdits n'ont pas tous la même valeur ni le même potentiel — et la place privilégiée du péché originel dans de nombreuses religions le montre clairement.
Dès lors, les interdits sexuels persistent alors même que les interdits des plaisirs profanes et de la nourriture sont levés depuis longtemps. Chaque religion a trouvé une explication à cette réalité de fait, mais personne ne semble l'avoir située sur son vrai plan. L'Inde a exprimé sous la forme la plus logique cette preuve apparente que la force de Kundalini devait être réservée afin que, privée d'exutoire, elle aille fleurir dans les sphères supérieures de l'être humain. Comme le principe de la conservation de l'énergie est, en fin de compte, un principe rationnel, notre conscience angoissée a sauté sur l'explication et fait de la chasteté un moyen d'évolution.
Hélas ! Les principes rationnels ont une valeur des plus contingentes, et l'axiomatique contemporaine le démontre avec éclat. Le feu ne s'amoindrit pas lorsqu'il se communique : il en tire au contraire plus d'ardeur et de vitalité.
En sixième lieu, le développement des facultés psychiques en son début bénéficie du calme, c'est vrai, mais c'est transitoire, nous l'avons vu. Les pseudo-mages et mauvais psychistes qui cultivent l'ascétisme sans que personne le leur demande font un double trafic : d'une part, ils cherchent à obtenir par l'inanition larvée et le refoulement sexuel des sensations supra-normales (qui ne sont banalement que des sensations anormales) ; d'autre part, ils profitent de ce paravent de leur philosophie pour satisfaire leurs complexes personnels. D'autres sont buveurs, d'autres morphinomanes et cela n'a plus d'intérêt.
En septième et dernier lieu, le goût du sacrifice n'est pas l'amour de Dieu ; il lui tourne le dos. La vraie manoeuvre est de se libérer suffisamment de son moi, pour pouvoir célébrer Dieu dans la Nature et dans sa Créature sans s'accrocher aux pièges de l'égotisme. Lorsqu'il n'est pas pratiqué à titre de méthode expérimentale, ou de phase transitoire d'entraînement, l'ascétisme est la signature d'une faiblesse.
Enfin, la psychanalyse nous explique que le vœu de chasteté prononcé avant que l'Amour de Dieu ait réalisé lui-même et spontanément une sublimation totale, constitue un danger réel, même du point de vue de la vie mystique, appelée à donner de fallacieux résultats. Il est à remarquer d'ailleurs qu'au fur et à mesure que l'humanité se psychanalyse par le déroulement des événements, le respect des interdits diminue, la pratique de l'ascétisme pour lui-même perd de sa vogue. C'est le franchissement d'un pas important. (Voir aux mots Magie et Saint-Esprit.)