— Sorcières Sorciers — Il n'est pas possible de séparer dès le Moyen Age où elles dominent, les deux notions parallèles et antinomiques, de Dieu : le bien, et du Diable : le mal. Il est donc facile de comprendre que si on élevait des autels à Dieu, s'il existait toute une liturgie des messes et des fêtes qui lui étaient offertes, d'autre part, devaient aussi exister des cérémonies aussi ardemment dédiées au Diable.
Si l'Église, elle-même, considérait le Diable comme un ange déchu, très puissant et un « presque égal » ; si, par surcroît, un pacte avec lui assurait non pas après la mort, mais dès la vie terrestre, des bonheurs et des richesses certains, il devenait bien tentant pour ceux qu'une foi solide ne rattachait pas au Christ... de tenter le diable.
De plus, si Dieu a ses fidèles et ses prêtres, il fallait aussi que le Diable y trouve des prêtresses ; les sorcières et un nombre de fidèles bien considérable, si l'on en croit les procès, les jugements de Dieu et les bûchers qui assombrirent toute cette époque. Les sorcières ! Elles se pressaient, disait-on, au temple surmonté d'un bouc, en compagnie d'un petit nombre de sorciers qui les conduisaient au Sabbat.
On ignore d'ailleurs pourquoi il y eut un nombre tellement inférieur de sorciers... ou si, plus secrètement, ils officiaient dans le silence.
Toujours est-il que les sorcières se manifestaient plus visiblement, tantôt en jetant la terreur par leurs philtres, formules magiques, guérisons miraculeuses ou inexplicables, bruits insolites, orages, grêles, passions subites ou répulsions irrésistibles, par le trépas massif de troupeaux, de maléfices réalisés sur des amoureux ou des enfants, par leur attitude en regard de l'Église, de la morale et de la chasteté qui outrageait ou épouvantait les habitants des villages et des villes, ne doutant dès lors plus un instant d'avoir affaire à l'une des acolytes du Diable, ou d'en être la victime.
On accusait donc sorciers et sorcières de commerce avec le Prince des Ténèbres, d'avoir renié Dieu, et même, de lui sacrifier des petits enfants.
Les sorcières étaient le plus souvent représentées nues, chevauchant un bouc, accompagnées d'un chat noir, d'un chien jaune, d'un crapaud ou d'un hibou, et prêtes à partir pour le Sabbat, après s'être enduites tout le corps d'un onguent dont elles gardaient jalousement le secret, et qui était, disait-on, composé de graisse de bouc, de sang de huppe et de chauve-souris, de râpures de cloches, de poudre de mandragore et de suie.
On les voyait enfourchant un balai ou une fourche à contresens, parfois ornées de colliers faits de crânes de fœtus, de grelots ou d'ossements. Elles emportaient un chaudron, un fuseau ou une quenouille, un grimoire, une peau de bouc ou de loup, un fagot surmonté d'une chandelle allumée. Ainsi prêtes, on les voyait se rendant de nuit au Sabbat en chevauchant les airs, la tête muée en âne, porc, coq ou en bête étrange.
Elles partaient pour quelque lande perdue ou en bordure d'un bois. Le plus souvent, on les représentait près d'une cheminée prêtes à s'engager dans la hotte pour s'envoler dans les airs, déjà à cheval sur un balai, monture du diable — ou à demi engagées dans la cheminée, les jambes seules paraissant encore.
Elles partent pour quelque région mystérieuse, soit au Sabbat, soit sur mer, pour exciter les orages, soit pour tenter un dévot, ou pour se rendre à l'appel de leur maître le Diable. Il arrivait qu'en leur voyage, une jeune sorcière dont c'était l'un des premiers Sabbats, restât suspendue à un arbre auquel elle s'était accrochée, ou se fasse couper un membre, telle la femme du charbonnier dont parle Del Rio qui, changée en loup, laissa sa patte entre les mains de son mari qui la lui avait coupée, et fut, grâce à l'absence d'une main, reconnue coupable et brûlée.
Il existe d'innombrables histoires de ce genre, comme il existe tout un rituel engageant le pacte au Diable auquel on vendait son âme. Dans toute la littérature et dans les « Mystères » du Moyen Age, les détails pittoresques à cet égard foisonnent. Les cathédrales, les gravures anciennes nous offrent aussi mille illustrations du monde des ténèbres et de ses servantes.
L'Église utilisait tout cet attirail d'épouvante pour frapper l'esprit de ses fidèles, les tenir sous la terreur de manquer à la pureté et de pactiser, même sans s'en douter, avec le démon. Nombre de malheureuses névropathes furent considérées comme ayant été ensorcelées ou comme sorcières elles-mêmes. Nombre de femmes hantées de pensées ou de désirs interdits se fustigèrent et jeûnèrent jusqu'à délabrer leur santé, pour échapper au diable ou à la sorcellerie dont elles s'imaginaient être victimes.
On peut citer à cet exemple une estampe de Van den Wyng, dans laquelle une sorcière cornue présente au pauvre saint Antoine affamé une superbe marmite fumante dans laquelle des viandes succulentes voisinent avec d'autres mets non moins savoureux. En dehors de ces considérations d'ordre pittoresque qu'on pourrait multiplier à l'infini, se pose un certain nombre de questions concernant la signification, la réalité et la portée du monde des sorcières.
En premier lieu, on est tenté de chercher une documentation objective renseignant sur l'existence que menaient réellement les sorcières. Aujourd'hui, nous serions tentés d'attribuer ce nom à quelques vieilles femmes vivant retirées et présentant tous les attributs visibles de la disgrâce ; c'est que les sorcières, s’ils en reste, compensent sur le plan magique ce que la nature leur refuse.
Du Moyen Age à la Révolution, c'est bien différent. Toute femme ayant un désir insatisfait, une tendance au romantisme, une complexion asociale, une nature insubordonnée, une imagination vive, un besoin insatisfait d'idéal tend naturellement à chercher une plénitude que l'oppression des interdits n'offre pas.
C'est dans le monde des Démons, si propice à l'exaltation, si varié et si attirant que vont s'ébattre toutes les forces vitales du seul élément populaire non encore affadi par la peur. C'est-à-dire que les jeunes gens vont cultiver dans le secret le rite appris de bouche à oreille, que la femme inoccupée ou délaissée va faire appel à Satan aussi bien que l'incurable n'espérant plus le secours de Dieu, ou la révoltée, quel que soit son âge, par pur goût de la révolte. On se livre à la révolte comme la Rome d'une certaine époque s'est livrée à la débauche, ou comme l'époque révolutionnaire s'est livrée à la cruauté !
Procédant comme procèdent aujourd'hui les innombrables amateurs d'initiation, les petites sorcières en chambre imaginaient et contribuaient à colporter le bruit qu'il existait de vraies et redoutables maîtresses en sorcellerie, possédant tous les pouvoirs et jouissant de la faveur un peu effrayante de participer au Sabbat. De-ci de-là, d'ailleurs, de vraies sorcières se livraient à des cérémonies effrayantes et stupéfiantes qui, avec les superstitions du temps, donnaient corps à l'imposant système de la sorcellerie.
En résumé, pour la plupart, les sorcières étaient des femmes comme d'autres, finissant par essayer les onguents et les philtres, puis en arrivant quelquefois à tenter de grandes expériences de l'intoxication au stramonium ou au haschich, l'autosuggestion faisant le reste.
En deuxième lieu, on peut se demander si les plus authentiques des sorcières pratiquaient une vraie magie. On a vu au mot Sabbat que le déroulement de ces cérémonies imaginaires semble avoir procédé plutôt de l'hallucination collective en petits groupes, dans certains cas où les toxiques jouaient un rôle de premier plan, de la frénésie imaginative et sexuelle dans d'autres cas, et surtout de la consistance extraordinaire que prennent les mythes quand la croyance qu'on leur réserve est universellement partagée.
De la vraie magie, il y en eut, et dans la mesure où la fonction principale d'une sorcière est de jeter des sorts, on peut affirmer sans crainte d'erreur qu'il y eut des sorts de jetés. Ce fut pour la méchanceté humaine et avec les accusations de sorcellerie concernant les autres, l'exutoire certain que devait remplacer la furie révolutionnaire lorsque le prestige de la sorcellerie vint à décliner.
Toutefois, pour un peu de magie, il y eut surtout beaucoup d’empoisonnements pour un peu de « charmes d'amour », beaucoup de philtres contenant de vrais aphrodisiaques, pour un peu d'envoûtements, beaucoup d'acide arsénieux et de belladone. La superstition voulut seulement qu'à ces substances simples, on crût devoir ajouter du sang d'enfant, par exemple, ce qui compliquait bien les choses — moins pourtant qu'on ne pouvait l'imaginer, puisque l'état civil, ni les moyens de recherches criminelles n'existaient pratiquement.
Et c'est là précisément que jouait l'élément magique, non pas au niveau de la sorcière, mais sur le plan de l'immense tribut collectif qui, sans le savoir, scellait effectivement le pacte. Vu de haut, il se trouve que les petites idées de petites gens superstitieuses rachetaient lourdement le péché d'un monde qui avait résolu de transgresser par l'interdit sexuel les lois les plus implacables et les plus fécondes de la nature. Car il est des occurrences dans lesquelles la libération n'arrive jamais sans que soit payé lourdement l'impôt du sang. Et telle est la magie de la nature qu'elle impose ses lois selon cette mathématique-là et non selon celle de la raison.
En troisième et dernier lieu, on est surpris, en pénétrant dans le monde des sorcières, de la diversité, de la disparité, de l'étrangeté et de l'apparente originalité des ornements autant que des personnages, des rites autant que des légendes. A y regarder de plus près pourtant, l'univers des sorcières n'est pas autre chose que la partie inférieure de l'univers lui-même, tel qu'il a toujours existé dans l'inconscient collectif.
Voler dans les airs sur un balai — et pour s'en tenir à une interprétation bien élémentaire — c'est sublimer l'acte sexuel : l'acte sexuel parce que le manche à balai en est le moyen clairement exprimé ; la sublimation parce que c'est le sens même du vol dans les airs. La sorcière qui chevauche quelque animal tête-bêche liquide mythiquement un complexe anal et symboliquement tous les sens donnés au mot inversion.
Que l'activité des sorcières ait lieu seulement la nuit et cesse dès que le jour se lève, joint à la notion de la nature même de cette activité, explicite tout le symbolisme de la nuit, ce domaine de la peur, des hardiesses, des plaisirs défendus, de la fécondité, du rêve et de la liquidation par les rêves de tous les désirs que la vie diurne n'exauce pas.
Les techniques de psychanalyse retrouvent à quelque translation près tout le monde des sorcières dans l'inconscient des paisibles citoyens de nos modernes républiques.
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